Controverses et atouts du numérique en classe de langues étrangères

Prôné avant la lettre, imaginé comme plaque tournante de l’enseignement de l’avenir, incontournable et d’ailleurs inévitable, le numérique envisagé par les stratégies éducatives des années ’90 et 2000 avait l’air de la terre promise pour l’apprentissage, surtout en termes de motivation de l’élève. Encore à la quête des concepts, on hésitait souvent entre plusieurs paradigmes: «l’informatique à l’école»,  «l’audiovisuel et l’internet en classe», «les nouvelles technologies et l’enseignement».

I. Entre l’apologie et les controverses. Bref aperçu de l’usage du numérique à l’école

Tout en tâtonnant entre le souci des équipements et le fonctionnement des logiciels- didacticiels, entre  la formation des enseignants et la mise en place d’une pédagogie intégrative des nouvelles technologies, le experts en pédagogie et les enseignants n’ont cessé de s’interroger, ces dernières décennies, sur le potentiel, la philosophie, les compétences et les parcours didactiques proprement-dits du numérique. On ne s’en doutait probablement ni de la dimension de la tâche ni des implications psychosociales et comportementales de tous ceux impliqués dans cet engrenage.

Au fur et à mesure que les nouvelles technologies ont avancé, les possibilités qu’elles ouvraient pour l’école dépassaient considérablement les prévisions. L’âge idyllique  des premières messageries instantanées, des forums ou de l’initiation au traitement de texte est bien révolu.  On se trouvait déjà dans l’ère des quantités de ressources bric-à-brac, depuis l’audiovisuel jusqu’aux applications didactiques en ligne, depuis les exercices et les scénarios tout faits jusqu’aux logiciels de création en ligne ; le professeur n’avait qu’à s’en servir ou bien qu’à réaliser lui-même des outils et ressources adaptés aux besoins de ses apprenants.

Démonisé plus tard, surtout avec l’apparition et l’usage du smartphone (devenu l’accessoire indispensable des élèves au point de se transformer en addiction), le numérique, même si tellement prometteur, montrait ses limites et ses risques. De ce point de vue, le distanciel imposé par la pandémie, bien que salutaire en l’occurrence, a accéléré son discrédit. Les principales causes : source massive de triche, détournement de l’intérêt pour l’étude (apprenants absents, totalement absorbés par autre chose ou qui passent à côté), démotivation, fatigue mentale et physique, limitation jusqu’à la disparition de la pensée autonome, créative, capable d’établir des associations et de trouver des solutions personnelles ou d’intérioriser l’apprentissage. Combien de nous ne se sont-ils pas plaints du désintérêt des apprenants, enclins à l’usage prohibé des portables pendant les cours au lieu de suivre le parcours indiqué par le professeur ?  Tentés de chercher un « raccourci » frauduleux pour leurs diverses tâches ? À ce titre-là, sont déjà notoires les méthodes utilisées par les élèves pour s’en sortir : se servir du code source pour apprendre les bonnes réponses aux quiz et aux jeux en ligne, le copier-coller, l’usage sournois des moteurs de recherche (à l’insu des profs, croient-ils…) et, notamment, l’utilisation des applications en ligne qui font les devoirs scolaires à leur place : socratic.org/, brainly.ro/ (pour ne donner que ces deux exemples), les différentes forme d’IA, depuis le ChatGPT, jusqu’à diverses applications récentes, de plus en plus nombreuses, ce qui inquiète déjà les éducateurs, puisque le recours à l’intelligence artificielle menace de substituer presque complètement le travail personnel de l’élève : traductions automatisées, images, présentations, devoirs générés automatiquement. Le plagiat et le travail tout fait semblent se généraliser parmi les élèves. D’autre part, grand nombre de nos jeunes se positionnent en fins connaisseurs de l’espace numérique et ont tendance à mépriser les compétences des professeurs, d’où leur sentiment de supériorité et de certitude de pouvoir les duper. Or,  jouer au chat et à la souris ne devrait pas consommer ni consumer  l’espace-temps de la leçon.

II. Les atouts du numérique

Néanmoins, malgré les nombreuses controverses, voire les tentatives de beaucoup de professeurs de l’abandonner,  le numérique n’a pas encore dit son dernier mot dans l’enseignement. Tout au contraire. Il faut juste le libérer de l’emprise chaotique et de la banalisation de certains usages. Il faut, surtout, procéder à une éducation numérique très rigoureuse et, éventuellement, spécifique pour chaque discipline. A cet égard, il serait souhaitable que chaque discipline scolaire inclue un module d’éducation numérique, si superflu que cela puisse paraître. Par défaut, chaque enseignant devrait examiner et établir avec ses élèves des règles claires pour le parcours numérique envisagé.

Réhabiliter l’usage du numérique en classe de langues c’est, d’une part, lui conférer de la qualité et de la cohérence éducative  et, d’autre part, déterminer les élèves à le revaloriser. Pourquoi ? Premièrement, parce que  l’abandonner, ce serait contre-productif. En réalité, personne ne saurait plus en faire abstraction et, en tout cas, les élèves s’en serviraient de manière plus ou moins chaotique. Mieux vaut travailler, en toute honnêteté, de concert avec les élèves, pour faire du numérique un terrain d’apprentissage efficace.

Deuxièmement, il serait regrettable de rater tant de possibilités  offertes pour l’éducation par le monde de la toile.

Enfin, ce serait dommage que la réflexion issue des erreurs et des échecs en matière de numérique ne soit mise au profit des nouvelles générations d’apprenants. Or, il serait convenable de repenser le numérique en fonction justement du profil de ces générations, dont l’impression générale est, à quelques rares exceptions, de l’emporter sur le professeur en matière d’habiletés numériques et d’astuces, ce qui est plutôt faux, vu que l’expérience numérique de la plupart des élèves se réduit, d’habitude, aux réseaux sociaux et aux jeux.

Tout compte fait, le numérique présente de nombreux avantages : l’éducation aux médias et à l’information, l’apprentissage autonome et personnalisé, le feed-back immédiat, le retour sur les erreurs, la consolidation, la coopération, une meilleure image de soi et des autres, stimulation de la créativité, exhortation à la reconstruction d’une identité (numérique aussi) objective et responsable etc.
Dans ces conditions, comment revaloriser le travail en ligne et comment le rendre attractif et efficient en termes de compétences spécifiques ? Les voies sont multiples. En voici quelques principes de cette démarche :

1. Un professeur qui maîtrise le numérique

Tout d’abord, le professeur doit se présenter devant ses élèves comme  quelqu’un d’averti.  Non seulement dans le choix des ressources et dans la création des scénarios. Il doit leur montrer et démontrer, avec finesse, qu’il est au courant des astuces auxquelles ils recourent.

Dans ce sens, j’évoque une expérience personnelle. J’ai fait faire à des élèves un devoir écrit portant sur le récit d’un weekend réussi. Les devoirs de quelques élèves semblaient « suspects », dont deux identiques.  Tout professeur connaît le potentiel de ses apprenants et flaire facilement un texte ou des phrases qui ne leur appartiennent pas. Mais le flair et la preuve, ça fait deux. Je me suis servie d’un détecteur de plagiat (il en existe plusieurs, gratuits ou payés). Le résultat immédiat : les textes identiques – retranscrits  depuis  brainly (brainly.ro/tema/2930462), d’autres copiés au hasard du net. Une découverte hallucinante : certains extraits des autres devoirs frauduleux  provenaient de sites bien bizarres, sans aucun rapport avec le devoir, d’où j’ai conclu qu’il faudrait, par endroits, leur apprendre à faire une recherche correcte en français sur internet.

J’avais deux possibilités. Ou bien leur montrer la source pour prouver le plagiat ou bien  exploiter la fraude. J’ai commencé par la dernière. Plus précisément, au début de la leçon suivante, je leur ai proposé  le texte de brainly (ils pouvaient voir la source, c’était une capture d’écran). Je leur ai présenté les objectifs : 1. Trouver les erreurs de ce texte (il y en avait  beaucoup) et les classer selon le type. 2. Trouver des moyens pour améliorer le texte respectif. Il faut mentionner la stupéfaction et la gêne des deux élèves ayant reconnu leur source. Ils s’attendaient assurément à être « démasqués » et pénalisés d’une mauvaise note. J’ai choisi de ne pas le faire. Je me suis contentée de leur expliquer à la fin les raisons pour lesquelles je leur avais proposé ce texte-là, sans nommer les tricheurs, puis, dans un deuxième temps, afin de marquer les autres copies plagiées, je leur ai proposé de « plagier » ensemble (une fois n’est pas coutume!),  de manière à obtenir un texte sur la mode des ados. Nous avons  mis  tous nos extraits sur un  outil collaboratif (digipad.app/), pour en faire après un seul texte.  Ensuite, j’ai monté sur www.quetext.com/  « notre »  petit texte collectif  et je leur ai fait voir sur le tableau numérique interactif les résultats. Le service en ligne mentionné (avec un compte gratuit), garde les rapports, les pourcentages des plagiats, les sources, phrase par phrase etc. Le point le plus important de cette expérience : nous avons discuté des droits d’auteur, des conséquences morales et sociales du plagiat et finalement, nous nous sommes mis d’accord que le professeur ne devrait être ni détective de plagiat ni policier des devoirs. S’il le fait souvent c’est qu’il y a des infracteurs parmi les élèves!

Effet significatif après cette leçon: plus de plagiats dans cette classe.  Conclusion : il faut communiquer aux élèves qu’il y a des outils pour dépister les triches et qu’ils doivent assumer leurs actes.

2. Respecter les règles de la toile et de la classe numérique

Cela peut se concrétiser de plusieurs façons. Rendre les élèves coparticipants actifs et responsables dans l’ « aventure » numérique, y compris en matière de  règles à respecter. Comme bon nombre de nos jeunes prétendent être créateurs de contenus digitaux, on peut en profiter pour leur proposer des activités de création en français : vidéos, publicités, BD, flipbooks, affiches en ligne, cartes de vœux etc. Leur indiquer les applications à utiliser et leur demander de les partager d’abord sur la plateforme collaborative de la classe (digipad, padlet, wakelet, dotstorming etc.) et à peine après sur leurs médias préférés. Le motif ? S’assurer que le contenu est correct du point de vue de la langue, qu’il est conforme au respect de la propriété intellectuelle, qu’il ne contient aucun message discriminatoire, diffamatoire ou vulgaire, qu’il ne porte atteinte à la dignité humaine, qu’il a de la qualité et qu’il est original, agréable etc. La deuxième étape est celle de l’analyse croisée  (inter-évaluation). Toute observation doit être argumentée et suivie  de suggestions. Le souci de la « signature » personnelle, de l’identité numérique est à même de responsabiliser les élèves. L’important c’est de les rendre actifs et de leur assigner des tâches précises.

3. Leur apprendre à  effectuer une recherche en français sur internet

Utiliser les moteurs de recherche en classe pour analyser et comparer les résultats de la recherche (pertinence et prestige des sources), à faire la différence entre une information scientifique et une information propagée par des non-professionnels du sujet abordé, à éviter les fausses informations, ainsi que les faux  sites et, dès lors, se protéger des arnaques et des fraudes. Un site qui décèle les sites frauduleux est www.scamadviser.com/.   Afin que les apprenants soient davantage sensibilisés au sujet du respect de la vie privée, on peut leur indiquer un navigateur internet français qui respecte la vie privée et ne collecte pas les données des internautes: www.qwant.com.

Une telle activité d’analyse est en elle-même une activité d’apprentissage de la langue et de responsabilisation du comportement sur le net à la fois, quelle que soit la langue utilisée. En plus, ce type de travail, réalisé à partir d’un objectif précis et organisé en équipes, suscite grandement l’intérêt des élèves.

4. Interactions responsables

Bien des élèves regardent des vidéos en français (musique, courts-métrages etc.) sur leurs chaînes favorites, ce qui les pousse souvent à lire et même à écrire des commentaires. Une activité de langue intéressante pourrait être organisée autour des commentaires déjà existants : compréhension, dépistage des fautes d’orthographe et de grammaire, investigation du contenu potentiellement diffamatoire ou qui porte atteinte à la dignité humaine etc. Dans une seconde partie de l’activité, les élèves sont encouragés à écrire leurs propres commentaires, depuis leurs comptes personnels, après en avoir bien pesé le contenu et la forme.

5. Organiser l’espace d’apprentissage numérique

Cela suppose l’organisation de plusieurs espaces distincts de travail numérique :

1- L’espace d’apprentissage
a
. selon le rythme du professeur, dont la tâche essentielle est de capter l’attention et d’essentialiser  la leçon enseignée, par des présentations personnelles attrayantes
b. selon le rythme de chacun, pour laisser aux élèves le répit de s’attarder sur certaines informations, de comprendre, de revenir en arrière et leur donner le temps d’analyser et de se poser des questions.

2- L’espace de mise en commun sous forme de cartes mentales collaboratives (un exemple de mind mapping collaboratif est mind42.com/ ou coggle.it/, par exemple) ou de brainstorming collaboratif (bubbl.us/).

3- L’espace d’applications et de jeux, donc un espace de créativité qui constitue, probablement, une zone numérique privilégiée dans les préférences des élèves.

4- L’espace de feed-back et /ou d’évaluation, sans lequel aucun apprentissage n’aboutit.

6. Du nouveau… avant toute chose !

On le sait bien, les élèves s’ennuient vite. Pourtant, la recherche du nouveau ne doit aucunement nuire à la qualité.  Cela se traduit, du côté de l’enseignant, par la diversification des stratégies, méthodes, ressources et scénarios.  Ne faire en classe que des jeux (si importants que soient les outils tels quizizz, kahoot, quizalize, etc., bien appréciés par les élèves,), appauvrit le cours de langue et le prive de maintes autres possibilités. Comme la gamme des activités numériques est vaste, il ne reste qu’à réfléchir aux objectifs de l’apprentissage, à repenser les stratégies et à chercher les ressources ou… à les créer. C’est à la portée de tous.

Références

1. www.ababord.org/L-ere-numerique-Nouvelle-revolution-scolaire-ou-industrielle
2. profuturo.education/wp-content/uploads/2021/04/profuturo-cadres-de-reference-fr.pdf

 

prof. Elena Buric

Colegiul Dobrogean Spiru Haret, Tulcea (Tulcea) , România
Profil iTeach: iteach.ro/profesor/elena.buric

Articole asemănătoare