L’objet de cet étude nous a été suggéré par l’apparition d’un dictionnaire spécial, Le parler des métiers, dictionnaire thématique et alphabétique, paru à Paris, aux Éditions Robert Laffont, en 2002. L’auteur Pierre Perret, après un travail laborieux qui lui coûta douze ans de recherche, nous fait découvrir un nombre impressionnant de mots et de locutions ayant comme référent diverses notions, pratiques et connotations des métiers qu’une personne, qui n’en fait partie, aurait des difficultés à comprendre. Ces mots, locutions, sigles et abréviations qui constituent la matière du dictionnaire font partie, plus ou moins, du vocabulaire commun, de tous les jours, mais ils ont des acceptions différentes. Ils se révèlent donc rarement plats, le plus souvent, étant marqués d’un coup de génie linguistique digne d’un littéraire.
Les situations de communication au cadre desquelles ces vocables s’actualisent trouvent une localisation dans le temps et dans l’espace : notre époque, sur les lieux de travail (ateliers, chantiers, bureaux, hôpitaux, banques, boutiques, etc) ce qui prouve que le lexical est introduit d’extra linguistique. Cela prouve aussi que le lexique transcende ces types particuliers de vocabulaires qui sont une réalité de discours professionnels et qui en supposent l’existence car ils n’en sont qu’un échantillon.
Les formules inventoriées par Pierre Perret ne sont donc employées que dans la pratique d’une certaine profession et rendent l’univers langagier du milieu évoqué. Elles sont réservées à cet univers clos dans lequel le savoir, le savoir-faire et le savoir-dire sont en perpétuelle interaction. C’est pourquoi ces locutions ainsi que les énoncés au niveau desquels elles s’actualisent, après l’explication donnée par l’auteur, révèlent très peu à qui n’en possède pas les clés du code car l’incompréhension de l’oral spécialisé tient à l’ignorance des référents et des sens connotatifs.
Les entrées lexicographiques présentées n’illustrent pas de nouveaux besoins dénominatifs des métiers en question car elles viennent en marge des lexiques techniques et scientifiques. La priorité, au contraire, est accordée à la situation de communication, au sein de ces communautés de travail qui font naître, par emprunt, inter technique ou par emprunt à la langue commune, une interdisciplinarité qui se traduit linguistiquement par la migration des termes d’un domaine à l’autre. Ces mots et lexies qui ont à la base une intention ludique, ironique, persiflante, composent un langage oral non formel.
Notre recherche vise principalement les articles du dictionnaire cité, à une première lecture, renverraient au champ sémantique de la cuisine.
Prenons l’exemple des termes banane, soupe, saucisson, jus de notre corpus. Leur sens diffère en fonction de chaque contexte professionnel dans lequel ils font l’office de désigner quelque chose.
- Pour banane, par exemple, qui signifie ,,décoration’’ (1) chez les soldats de l’armée de terre, ce souvenir est liée à la manière dont ces fruits pendent et s’alignent sur la branche du bananier; le même terme signifie (2) „rouleau’’ chez les coiffeurs : cette fois-ci la trace sémantique sur laquelle le nouveau sens se bâtit étant liée à la forme de cet outil.
- Soupe pour les alpinistes et les guides de montagne signifie (1) „neige molle et fondante’’, pour les boulangers, (2) „pain trop cuit’’ et pour les policiers et les délinquants (3) „croûtons de pain déposés dans les vespasiennes’’.
- Jus employé par les journalistes, les parfumeurs, les peintres, les dessinateurs, les employés de télécommunications et les employés de pompes funèbres, acquiert des sens comme (1) „texte, article plutôt développé’’, (2) „parfum; solution, concentrée ou diluée, d’un parfum, (3) „peinture très liquide”, (4) „mélange d’eau et de couleur”, (5) „tonalité du téléphone” et (6) „matières rendues par un corps conservé dans un cercueil en métal” qui trouve comme trace sémantique dans la mémoire l’idée de viscosité ou de liquidité, de continuum.
- Par saucisson, les ingénieurs de son désignent (1) „un problème de son”, alors que pour les policiers le même terme signifie (2) „un dossier embarrassant, ennuyeux”.
Parmi les mécanismes sémantiques qui résident à la base de tels phénomènes linguistiques, la métaphore occupe une place à part. Cette figure relève de l’interprétation paradigmatique : un objet est désigné par le nom d’un objet semblable ( ex. banane, saucisson 2, soupe1, jus 1234). En termes sémantiques ce serait un jeu entre un invariant de sens et un ensemble de sèmes relationnels.
La métonymie, qui relève de l’interpretation syntagmatique (un objet est désigné par un nom d’un autre qui lui est associé dans l’expérience) est à la base des exemple soupe2 et jus5. À la base de certains termes, il y a le procédé de dérivation suffixale. Les suffixes -eur et -ier indiquant l’agent de l’action se révèlent très productifs. Ils donnent naissance à des termes comme saucissonneur=voleur qui ligote entièrement ses victimes, souvent à domiciles, avec de larges bandes adhésives (délinquants), rouleur/grilleur de baguette=soudeur (métallurgistes).
On parle des changements de sens et de tropes. Les premiers relèvent du sens dénotatif et les derniers du sens connotatifs. Dans le système taxinomique de désignation sémique des divers métiers un certain nombres des vocables délimités jouent le rôle de morphème significatif de classe.
On note aussi la présence d’un cas de dérivation régressive, boulange-boulangerie, le terme familier pour le métier/commerce du boulanger qui est repris par les délinquants pour désigner la Banque de France dans le syntagme la Grande Boulange et par les policiers, pour signifier „un agent vrai ou falsifié”.
Les abréviations, les troncations et les mots valises sont aussi présents: Frago cuvée réservée, abréviation de Fragonard, signifie „photo exceptionnelle” dans le parler des photographes; champ, troncation de champagne, signifie „un verre de champagne” pour les barmans; papivore est un mot valise composé de papier+carnivore, signifiant pour les journalistes un „magnat de la presse”.
Les termes de cuisine se révèlent ȇtre la source de certains méthaphores cognitives, telles nourriture Frankenstein signifiant pour les agriculteurs ,,nourriture qui inclut des aliments génétiquement modifiés. Cette méthaphore a à la base une analogie entre le signifié de départ, „un personnage maléphique” et celui d’arrivée, „nourriture nuisible à la santé”.
Le parler des métiers n’emploie pas un vocabulaire spécifique, mais emprunte des mots et des expressions à la langue commune ou ils s’en forgent à l’aide de cette langue commune. Dans ce sens, l’étude nous conduit à l’idée que dans les parlers de métiers les mots et les lexies du language commun subissent une extension et par cela mȇme une enrichissante de sens.
L’étude prouve que le lexique est fini et infini à la fois. Le fait qu’un groupe communautaire choisit d’exprimer telle construction conceptuelle par tel mot ou telle lexie prouve l’intérȇt que celle-ci lui porte.
Bibliographie
Perret, Pierre, Le parler des métiers, Éditions Robert Laffont, Paris, 2002.