La presse joue un rôle fondamental dans la construction des représentations sociales des groupes migrants. Cet article propose une analyse du traitement médiatique récent des émeutes de juillet 2025 en Espagne (région de Murcie), telles que relayées par la presse française, en mettant en évidence les modalités discursives, les stéréotypes véhiculés et les choix lexicaux qui participent à leur représentation. L’étude s’appuie sur un corpus d’articles issus de la presse française contemporaine et examine comment les structures linguistiques traduisent les rapports de pouvoir, les tensions identitaires et les formes d’altérisation.
Un contexte explosif à forte charge symbolique
Les mouvements migratoires entre l’Espagne et la France sont anciens, mais ont connu une intensification particulière au XXe siècle, notamment pendant et après la guerre civile espagnole, puis dans les décennies 1950-1970, lorsque des centaines de milliers d’Espagnols sont venus chercher du travail en France. Si ces flux ont évolué, les représentations médiatiques de ces immigrés ont laissé des traces durables dans l’imaginaire collectif. Cet article s’attache à étudier non seulement la manière dont les immigrés espagnols sont perçus dans la presse française, mais surtout comment ils sont « traités » discursivement. Notre intérêt est de dégager quelle est la représentation médiatique des immigrés espagnols en France, comment le discours médiatique construit un point de vue sur cette population, entre intégration, stigmatisation et invisibilisation.
Encore, on se propose de pointer des aspects sur la désignation des immigrés, en prenant en compte les fait évoqués par les médias ces jours : le 9 juillet 2025, un homme âgé a été agressé à Torre-Pacheco (Murcie), un acte attribué à de jeunes d’origine nord-africaine. Cette agression a déclenché des manifestations, rapidement dégénérées en violences ciblant les immigrés. Les réseaux sociaux et plusieurs figures d’extrême droite ont appelé à la « défense des Espagnols » et à des « chasses » contre les étrangers. La presse française a largement relayé ces faits. Ce contexte fournit un terrain pertinent pour interroger le traitement discursif des migrants.
Un lexique ambivalent : entre neutralité apparente et stéréotypie implicite
L’examen du lexique employé par la presse française pour désigner les immigrés espagnols révèle une tension constante entre une neutralité apparente et une stigmatisation implicite. Dans de nombreux cas, les termes utilisés – tels que travailleurs immigrés, résidents espagnols ou communauté espagnole – semblent empreints d’objectivité descriptive. Toutefois, cette prétendue neutralité masque une stratégie discursive d’exclusion symbolique. En réduisant les individus à leur statut socio-administratif ou à une appartenance communautaire fixe, ces désignations gomment la complexité des trajectoires migratoires, des identités plurielles et de la citoyenneté vécue. Elles installent une frontière lexicale entre un nous majoritaire et un eux permanent, même lorsqu’il s’agit de populations installées depuis plusieurs générations.
Par ailleurs, le discours médiatique recourt fréquemment à une forme de stéréotypie positive lorsqu’il évoque les immigrés espagnols des années 1960, les qualifiant de courageux, discrets ou encore laborieux. Si ces adjectifs peuvent sembler valorisants à première vue, ils participent néanmoins à une forme d’essentialisation des individus concernés. Le migrant y est figé dans un rôle social valorisé uniquement lorsqu’il fait preuve de docilité, d’effacement et de productivité économique. Ce processus engendre une hiérarchie implicite des groupes immigrés, où les bons immigrés – en l’occurrence les Espagnols perçus comme intégrés – servent de point de comparaison implicite à d’autres populations désignées comme problématiques ou moins méritantes. Ainsi, le passé glorifié de l’immigration espagnole est instrumentalisé pour disqualifier les revendications contemporaines d’autres groupes minoritaires.
Cette tendance est renforcée par l’usage récurrent d’un lexique qui minore la présence et l’agentivité des immigrés. Des formulations telles que ils ont fui, ils se sont installés discrètement, ils se sont intégrés sans bruit traduisent une évaluation implicite positive fondée sur l’invisibilité. Le migrant idéal, dans cette perspective, est celui qui s’efface, qui ne revendique pas et qui s’adapte silencieusement à l’ordre dominant. Le discours valorise ici une forme d’intégration passive, dépolitisée, en occultant les luttes, les discriminations subies et les mécanismes de marginalisation. Ce type de représentation, apparemment bienveillante, contribue à perpétuer un modèle normatif d’intégration basé sur la conformité, la discrétion et l’acceptation silencieuse des inégalités structurelles.
En définitive, ce traitement lexical révèle une stratégie discursive ambivalente. Sous couvert d’objectivité ou de reconnaissance méritocratique, le discours médiatique construit une image idéalisée mais rigide du migrant acceptable, tout en renforçant des rapports de domination symbolique. Loin de refléter fidèlement la réalité des parcours migratoires, ce lexique participe à la fabrication d’un imaginaire social dans lequel l’altérité est tolérée à condition d’être invisible, muette et non revendicative.
Désignation et altérité : les immigrés comme figures problématiques
L’analyse du discours médiatique français autour des événements de Murcie en juillet 2025 révèle une configuration discursive récurrente dans la désignation des protagonistes, en particulier lorsqu’il s’agit d’acteurs issus de l’immigration. La manière dont les auteurs présumés d’une agression sont désignés dans Le Figaro, par l’expression des jeunes d’origine maghrébine, illustre un phénomène de réduction identitaire : les individus ne sont plus définis par leurs actes, leur statut social ou leur trajectoire personnelle, mais par une origine ethnique supposée. Ce glissement sémantique construit une altérité problématique en suggérant une corrélation entre appartenance culturelle et comportement violent. Il s’agit là d’une essentialisation discursive où l’origine devient le prisme principal, sinon exclusif, de lecture des faits. Ce procédé renforce les stéréotypes préexistants et contribue à inscrire la violence dans une logique ethnique, au lieu de la considérer dans sa complexité sociale.
Par ailleurs, dans les bulletins de BFM TV, l’usage de formulations telles que des émeutes ont éclaté entre groupes d’extrême droite et migrants induit une fausse symétrie entre les parties impliquées. En plaçant sur le même plan des militants violents organisés et des personnes désignées uniquement par leur statut migratoire, le discours neutralise la question des responsabilités. Cette mise en équivalence, en apparence équilibrée, masque les dynamiques de pouvoir à l’œuvre et efface la violence structurelle subie par les groupes minorisés. Elle produit un effet de confusion morale, où la désignation des migrants comme partie prenante dans l’affrontement les rend co-responsables aux yeux du lecteur, sans égard pour leur rôle réel dans les faits.
Ainsi, la désignation des immigrés dans le discours médiatique participe activement à la construction d’un imaginaire où l’altérité devient synonyme de menace, et où les distinctions nécessaires entre agresseurs et victimes sont volontairement brouillées.
Effacement de l’agentivité et mise en dépendance par les structures syntaxiques
L’analyse syntaxique des énoncés médiatiques relatifs aux immigrés espagnols met en évidence une récurrence frappante de la voix passive et des structures impersonnelles, qui n’est en rien anodine sur le plan discursif. Les formulations telles que des Espagnols ont été accueillis, il leur a été permis de (…) ou encore la France a offert à ces immigrés (…) relèvent d’un schéma grammatical dans lequel l’agent réel de l’action est soit effacé, soit relégué en arrière-plan. Ce choix syntaxique produit un effet d’effacement de la responsabilité institutionnelle ou collective, en réduisant l’acte d’accueil à un processus abstrait, presque naturel, dénué de sujet. Ce déplacement de l’agentivité linguistique a pour conséquence directe de repositionner l’immigré non comme acteur du récit social, mais comme bénéficiaire passif d’une bienveillance nationale implicite.
Dans ce type de construction, l’immigré devient un objet du discours, parlé plutôt que parlant, défini par ce qui lui est « donné », « permis » ou « accordé ». La relation qui se construit entre l’État (ou la société d’accueil) et l’individu immigré est ainsi marquée par une asymétrie fondamentale : l’un agit, l’autre reçoit. L’effet discursif qui en découle est celui d’une dépendance institutionnelle et d’une dette symbolique, que l’immigré se doit en quelque sorte de « rembourser » par sa discrétion, sa gratitude et sa conformité.
Ce dispositif linguistique n’est pas seulement descriptif ; il participe à la construction d’un imaginaire politique dans lequel l’intégration est conçue non comme un droit, mais comme une faveur concédée. En évacuant la complexité des dynamiques migratoires et en évitant toute problématisation critique de la gestion des flux migratoires, ces tournures contribuent à consolider un récit national unilatéral, centré sur la générosité supposée de la société d’accueil plutôt que sur les rapports de pouvoir et les négociations identitaires à l’œuvre.
L’usage récurrent de la voix passive et des tournures impersonnelles dans le discours médiatique, notamment dans les articles relatifs aux événements de Murcie, constitue un mécanisme linguistique essentiel pour comprendre les stratégies de déresponsabilisation mises en œuvre dans la représentation des violences. Lorsque l’on lit dans France Info que des slogans hostiles à l’immigration ont été scandés ou que des bâtiments ont été incendiés, l’absence de désignation claire des agents de l’action n’est pas un simple choix stylistique neutre, mais bien une modalité discursive de floutage des responsabilités.
En effaçant le sujet grammatical de l’énoncé, ces constructions détournent l’attention du lecteur des causes et des auteurs concrets des actes décrits, instaurant une forme d’indétermination syntaxique qui atténue la portée des faits. Ce processus discursif permet, volontairement ou non, de minimiser la responsabilité des groupes violents (notamment d’extrême droite) tout en entretenant l’idée d’un chaos ambiant dans lequel les protagonistes seraient interchangeables. L’effacement de l’agentivité dans la syntaxe contribue ainsi à une lecture dépolitisée et moralement équidistante des événements, dans laquelle la dynamique d’agression et de victimisation est dissoute dans une narration impersonnelle, voire fataliste.